Les témoins racontent

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Eugène Gonidec

 

Eugène Gonidec

 

 

 

Reykjavick, le 21 septembre 1936

Maître-Timonier Gonidec à Monsieur le Capitaine de Frégate Marzin, commandant "l'Audacieux",

J'ai l'honneur de vous adresser ci-après le rapport que vous m'avez demandé sur les circonstances du naufrage du "Pourquoi pas ?".

Eugène Gonidec

 

 

 

 

 

Eugène Gonidec à bord de l'Hvidbjörnen

 

 

Départ de Reykjavik

Le 15 Septembre : 2 météos nous parviennent : Angleterre et Islande. 13 heures appareillage de Reykjavík, mer très belle, vent nul. Entre 14 et 16 heures le loch accuse 15 milles 5.

Quart de 16 à 18 heures. Faisons route pour doubler Skagi, la pluie commence à tomber, temps très bouché, vent S-E force 3. Aperçu plusieurs chalutiers et bateau à moteur. Vers 17h15 doublons la bouée située à l'W de Skagi et changeons de route. Nouvelle route S-S-E. Vent augmente progressivement, nous nous approchons de terre. Vers 17h45 le baromètre descend à pic et ne voulant pas franchir Rekjanes, les Commandants se concertent et décident de rallier un mouillage dans le S-E. de Skagi. A 18 heures en quittant le quart, faisons demi-tour ; suis remplacé par le maître-principal pilote Floury.

 

Photo du Pourquoi pas ? prise à 15h30 dans le golfe depuis le navire Ægir

 

Le 16 Septembre : Quart de 0 à 4 heures. Apprends que de 23 à 24 heures le loch accuse 0 milles 5. Position de 0 heure, 13 milles à 14 milles dans l'W de Grotta, ordre venir à droite de la route. Mer 8, vent S-E. force 12. Me tiens au porte voix. Se trouve sur la passerelle : Le Commandant Charcot, le commandant Le Conniat, le maître-principal Floury et 1 homme. Le vent souffle avec une violence inouie. Le bateau gouverne très mal. Le cap au compas varie du 130 au 160. La machine tourne environ 100 tours. Vers 1h30 apercevons les feux de 2 bateaux à vapeur par babord avant (routes coupantes). Vers 2 heures, obligés de passer sur l'arrière du 2ème chalutier qui devait se déranger lui-même. Amené la brigandine pour abattre et appuyer la manœuvre par sifflet. Le Pourquoi pas ? gouvernant très mal, la barre bloque durant 1 ou 2 minutes fait le signal par sifflet. Evitons le bâtiment et continuons notre route comme auparavant.

Rehissé la brigandine ; Le vent le diminue pas. Le bateau roule et tangue. Entre 2h30 et 3 heures, apercevons par intermittence un feu que personne ne peut identifier. Supposons cependant que c'est Akranes. Aussitôt le commandant Le Conniat donne l'ordre de sonder (sondes successives 30.35.45). En même temps essayons de changer la cape vent devant. Cette manœuvre est impossible, le bâtiment ne franchissant pas le lit du vent. Changeons la cape lof pour lof.

Jusqu'à 4 heures le vent ne faiblit pas du tout mais le baromètre commence à monter à pic. La brigandine est mise en loques et la corne qui va au roulis abattue. A 4 heures, remplacé par le maître-principal Floury, je descends me changer et me reposer. Durant mon absence, vers 4h30 le mât de flèche d'artimon se casse entrainant l'antenne T.S.F. toute communication extérieure interrompue l'état de la mer ne permettant pas de réparer l'antenne.

Hnoffi ©Svanur Steinarsson-corsairesdango

A 5 heures exactement, le petit jour étant venu, je me lève et remonte sur la passerelle. Le commandant Le Conniat me prie alors de descendre dans l'abri de navigation pour y prendre la carte de la côte N-W de l'Islande. Fouillant la chemise 74, j'entends un cri provenant de la passerelle. Je sors et me rends compte que nous sommes au milieu de rochers à fleur d'eau que le temps très bouché nous avait caché jusqu'à lors. Le commandant donne l'ordre d'augmenter. Je cours au panneau de la machine. Le quartier-maître-mécanicien Piriou me répond que nous tournons à toute vapeur. Le commandant essaye de manœuvrer pour quitter ces écueils.

A 5h15 le Pourquoi pas ? talonne à deux reprises. La vapeur fuse de la chaudière, la machine est devenue inutilisable. Une vague énorme balaye le pont, changeant de place le grand canot et le crevant. La petite vedette à moteur est envoyée à l'eau, la rembarde tribord est brisée. Le premier-maître de manœuvre Le Guen est projeté à l'eau. Le quartier-maître Vaucelle est blessé à la figure. En quelques minutes le bâtiment franchit ce seuil et flotte à nouveau mais à un cap opposé. Le quartier-maître électricien Billly fait une ronde dans les cales et rend compte au commandant qu'elles sont vides. Les deux rondes suivantes donnent le même résultat. Le commandant fait réveiller tout le monde et capeler les ceintures de sauvetage.

Il se rend compte qu'il est dans l'impossibilité de tenter de sauver Le Guen. Il donne l'ordre de hisser les huniers et les focs. Seuls peuvent être établis le petit foc et le petit fixe. Vers 5h35 le commandant donne l'ordre de mouiller, babord, puis peu après tribord. Cet ordre ne s'exécutant pas, les chaînes défilent rapidement Le bâtiment évite un peu mais vers 5h45 vient s'écraser sur un rocher, à 1 mille 5 environ de la terre que nous apercevons par instants. Le commandant fait mettre les doris et les embarcations restantes à l'eau.

La zone de naufrage du Pourquoi pas ?

 

Venant de la passerelle, part cette exclamation "Mes pauvres enfants". Le docteur Parat vient chercher la ceinture de sauvetage du commandant Le Conniat mais ne la trouve pas. Ce dernier répond "Ça ne fait rien". Le bâtiment s'enfonce rapidement par l'arrière. Essayons de pomper, peine inutile. L'eau gagne trop vite. Vers 6 heures l'eau arrivant au milieu du pont, en poussant le grand canot, je tombe à l'eau. Se trouvaient alors sur la passerelle les deux commandants, le maître-principal-pilote, le docteur Parat. Je grimpe dans un doris à moitié rempli d'eau où se trouvent déjà le matelot Jaouen et le quartier-maître de manœuvre Pochic. A 30 mètres du bord le doris s'enfonce sous nos pieds. Je saisis un chantier d'embarcation et me laisse emporter en même temps que le matelot Jaouen.

En arrivant aux crêtes des lames, j'aperçois la terre et une maison. J'encourage le Matelot Jaouen, mais il ne peut me suivre. Bientôt je rattrape le quartier-maître Péron qui a une bouée couronne. Nous nageons de conserve vers une planche de débarquement que nous apercevons devant nous. L'échelle rattrapée, nous nageons vers la terre de plus en plus proche. Au bout de 5 minutes, Peron devient violet, pousse deux ou trois "Hou, hou" lève les bras au ciel et coule immédiatement sous mes yeux. A demi conscient, j'arrive enfin à toucher terre où je m'évanouis.

Recueilli par un jeune paysan islandais vers 9 heures, je reprends mes sens vers 12 heures, après voir été soigné de façon admirable par toute la famille.

Je téléphonai aussitôt au consul de France à Reykjavík pour lui apprendre le naufrage et me faire connaître. Dès que je pus sortir je me rendis sur la côte d'où l'on apercevait encore le grand mât du Pourquoi pas ?. J'aidais un moment aux recherches et à soigner les noyés puis je fus obligé de me recoucher. Un docteur de Borganes vint me voir le lendemain 17 septembre. Le consul de France arrivait peu après et complétement rétabli, je fis l'identification des cadavres au nombre de 22.

A cheval, en auto, puis par le garde-côte danois Hvidbjörnen je rejoignais Reykjavík le 18. Logé au consulat où je reçois les meilleurs soins et de nombreuses marques de sympathie.

 

 

Ingibjörg Friðgeirsdóttir

G.Fr. | Traduction de l'article paru dans l'édition du 9 décembre 1982 du Þjóðviljinn

 

s Jónasdóttir et Sigrídur Porsteindóttir ©Svanur Steinasson - corsaireIngibjörg Friðgeirsdóttir, Eugène Gonidec, Þórdís Jónasdóttir et Sigrídur Porsteindóttir ©Svanur Steinasson - corsairesdango

La zone des récifs qui longe Mýrar est surnommée " le cimetière des navires" : depuis le début de ce siècle, plus d'une centaine d'hommes y ont perdu la vie. L'un des naufrages les plus émouvants a été celui du bâtiment français le Pourquoi pas ? près de Hnokki, à Straumfjörður, sur 38 hommes d'équipages, un seul survécu. Le drame s'est déroulé dans la nuit du 15 au 16 septembre 1936. Il reste présent dans la mémoire de nombreux Islandais d'âge mûr, qui ne peuvent oublier la photo parue dans les journaux de l'époque, des cadavres alignés sur le sol à Bogarlækur , près de la ferme de Straumfjörður. Ce naufrage a également suscité de l'émotion dans le reste du monde, notamment en raison de la personnalité du docteur Charcot, qui dirigeait la mission du Pourquoi pas ?, scientifique et explorateur de renom.

 

Ingibjörg Friðgeirsdóttir, Eugène Gonidec, Þórdís Jónasdóttir et Sigrídur Porsteindóttir

 

 

Aujourd'hui tous les témoins de Straumfjörður ont disparu, mais à Hofsstaðir, une ferme des environs, vit encore une femme de 76 ans, Ingibjörg Friðgeirsdóttir, qui s'est rendue à Straumfjörður à l'aube du 16 septembre, et a aidé à soigner le rescapé. Elle se rappelle très bien de cet épisode, qu'elle a raconté à un journaliste du  Þjóðviljinn venu la rencontrer à Hofsstaðir, en novembre dernier. Elle a d'abord évoqué l'orage qui a éclaté dans la nuit du 15 septembre 1936.

 

– Ce jour-là, nous étions très heureux d'avoir fini les foins. Les granges étaient trop petites pour tout contenir. Nous étions fatigués et nous nous sommes couchés très tôt. Vers 1 heure, je me suis réveillée, alors la tempête faisait rage. La maison était vieille et craquait toutes parts. Nous avions surtout peur que l'étable, qui était en mauvais état, ne s'écroule.

Je suis restée éveillée toute la nuit bloquant les fenêtres et les portes, en mettant des meubles devant, tant la maison semblait fragile dans la tempête. Entre 11h et 12h la tempête venant du sud était telle qu'elle emportait tout, pourtant vers 5h la tempête était tombée. Les premiers dégâts  que nous avons constatés quand le ciel s'est dégagé, ont été que le vent avait couché la grange, ils ont donc commencé immédiatement à réparer les dommages, mon mari, Friðjón Jónsson, ainsi qu'un ami venu nous rendre visite. Pour donner une idée de la force de la tempête, j'avais ramassé quelques jours plutôt des pommes de terre que j'avais mises dans un pot en fer - assez grand, 15 l. environ - il est près de l'angle de la maison. Je ne l'ai retrouvé nulle part mais j'ai supposé qu'il n'était pas loin. La tempête avait été si furieuse qu'il avait été soufflé et projeté quelques mètres plus loin, dévalant la pente de l'autre côte. Il était tombé avec tant de force qu'il était fendu de toutes parts et que les pommes de terres étaient éparpillées partout.

"Quelqu'un apporte un homme à la maison"

– Et à l'aube vous avez eu des nouvelles terribles de cette nuit de tempête ?

– Justement, pendant que je ramassais les pommes de terre, j'ai entendu qu'on téléphonait, je suis alors retournée chez moi et j'ai pris l'écouteur, j'entends Guðjón à Straumfjörður dire : " Il est probable que quelques vies se sont perdues en mer cette nuit." Il parlait avec Sigmundur Sigurðsson, le chef de la poste téléphonique à Arnarstapi, et lui demandait de porter des messages à Slysavarnarfélagið (une compagnie de sauvetage).

– Il a vu le navire ?

ferme de Straumfjörður ©Savanur Steinarsson-corsairesdango

– Il l'avait vu plutôt dans la matinée mais le téléphone ne fonctionnait qu'à 9h et nous n'avions pas de poste téléphonique en cas d'urgence. Lorsque j'ai entendu cet entretien téléphonique je craignais que quelque chose de sérieux ne soit arrivé, j'ai donc téléphoné à Straumfjörður. Le couple qui vit là-bas, Guðjón Sigurðsson et Þórdís Jónasdóttir étaient de bons amis, je les connaissais depuis toujours. Þórdís m'a appris qu'un navire s'était perdu et tandis qu'elle me parlait elle dit soudain ; "Quelqu'un apporte un homme à la maison". Je lui ai dit au revoir rapidement et dans la même heure mon mari et son ami sont revenus des foins. Naturellement je lui ai dit ce qui était arrivé et nous avons décidé d'aller là-bas où on pouvait avoir besoin de notre aide. La marée était en train [ ... ]

Guðjón Sigurðsson et Þórdís Jónasdóttir devant la ferme de Straumfjörður

– Tu as immédiatement pensé les aider ?

– J'avais 3 enfants, avec un an d'écart environ, le plus âgé était un garçon de 8 ans, puis une fille de 6 ans et le plus petit un garçon de 5 ans bientôt. J'ai dit alors à la fille qui était à mes ordres : "Veux garder les enfants à ma place, nous allons à Straumfjörður ?". "Bien sûr", a-t-elle répondu, "mais que vas-tu faire là-bas ?" Évidemment, je n'ai pas dit la vérité mais j'ai répondu : "peut-être pourrai-je répondre au téléphone". Car à Straumfjörður je savais que ce couple était seul, une femme âgée et leur fils adoptif vivaient avec eux. Nous avons donc pris les chevaux et nous sommes partis. Ensuite les voisins des fermes environnantes y sont allés aussi.

– Et comment s'est passé l'arrivée à Straumfjörður ?

– Quand nous sommes arrivés, ils avaient déjà donné les premiers soins au naufragé et Þórdís m'a racontée comment ils l'avaient sorti et emmené jusqu'à la maison car ils étaient tous venus sur l'île, le père, le fils et cette femme âgée, voir si quelque chose arrivait sur le rivage.

La lumière lui donnait du courage et de l'espoir

– Peux-tu me dire ce qu'ils ont raconté après et comment s'est passé le naufrage ?

– Oui, le garçon Kristján Þórólfsson, le neveu de Þórdís, était près de Hölluyarir pendant que les autres cherchaient (le long de la mer) dans une autre direction. Le garçon a dit qu'il voyait quelque chose flotter et aussitôt il a vu quelqu'un qui s'éloignait de cette forme qui flottait. Le naufragé s'approchait du rivage, Kristján l'a traîné hors de l'eau. Puis son père l'a vu et est venu l'aider, ils ont alors apporté le naufragé avec eux, essayant de le faire marcher pour qu'il se réchauffe mais je crois qu'ils l'ont porté quasiment tout le long du chemin jusqu'à la maison.

 

Sauvetage

 

– Et il a été le seul à pouvoir raconter l'accident ?

– Cet homme s'appelait Gonidec, il était le 3e pilote sur le Pourquoi pas ? Bien sûr nous ne comprenions pas ce qu'il disait mais plus tard, il nous a dit avoir quitté le bord avec son oncle. Avant il avait enlevé ses bottes et  mis à l'envers toutes ses poches pour ne pas s'alourdir dans la mer tandis que son oncle enlevait sa veste, sans suivre les conseils de Gonidec. "Ne fais pas ça" lui a-t-il dit, "tu supporteras mieux le froid de la mer si tu es habillé". Quand ils se sont jetés à l'eau ils se sont raccrochés à une épave qui flottait mais plus tard dans la nuit Gonidec voyait le bateau s'échouer, il s'accrochait toujours à l'épave mais soudain il a vu le spasme qui secouait son oncle et l'a vu se noyer devant lui. Il n'a plus pensé alors qu'à se cramponner.

– Tu sais combien de temps s'est écoulé jusqu'à son sauvetage ?

– Si le navire ne s'est pas brisé sur le récif à marée haute, il a pu rester 4 heures dans l'eau, peut-être plus. Alors à Hofsstaðir la tempête faisait rage, un paysan à Straumfjörður est sorti dans la nuit pour voir l'état des bâtiments de dépendance et il a allumé une lampe parce qu'il faisait très sombre. Le naufragé a dit qu'il voyait la lumière de temps en temps et que ça lui donnait courage et espoir. Plus tard dans la nuit, Guðjón est rentré et a appelé son épouse et lui a demandé de réveiller leur fils adoptif pour l'aider car la tempête déchirait le toit des bâtiments de la ferme. C'est ce qu'elle a fait et il est ressorti. Un peu plus tard quand le ciel s'est éclairci, le fils est venu chercher des clous mais alors qu'il sortait il a paru effrayé et en rentrant il a crié à sa mère adoptive : "Que dieu me vienne en aide, il y a un navire échoué sur Hnokki !". Puis il a couru chercher son père lui annonçant la nouvelle. C'est ainsi qu'a commencé cette veille jusqu'au matin pouvoir si quelque chose s'échouait sur la plage.

S'ils n'avait pas jeté l'ancre ...

– Quand tu es arrivé à Straumfjörður on voyait le navire ?

– On voyait le mât sortant de l'eau. Et plusieurs personnes m'ont dit tel mon beau-père, Jón Samúelsson, qui était un pêcheur averti, dont on disait qu'il connaissait chaque récif et chaque brisant devant Mýrar comme ses paumes, que le navire ne s'était pas échoué sur Hnokki mais plus près du rivage, à Hnokkflaga. Je peux aussi préciser que l'inscription sur le monument du Dr Charcot, situé sur le terrain de l'Université à Reykjavík est inexacte car on peut lire que le Pourquoi pas ? s'est échoué à Þormódssker. Même si plusieurs navires s'y sont échoués et que beaucoup de gens ont perdu la vie dans le récif et le long de la côte de Mýrar, il n'y a jamais eu de perte ou de naufrage à Þormódssker mais au contraire il y a eu des accostements improvisés tous réussis.

Le seul homme qui a survécu au naufrage du Pourquoi pas ? a dit qu'ils avaient jeté l'ancre là où le navire s'est échoué. Cela veut dire que le navire aurait probablement dérivé jusqu'à Sandur s'ils n'avaient pas jeté l'ancre à cet endroit. C'est le dernier récif sur la route de la plage.

– Il aurait donc dérivé dessus ?

– Il aurait continué à dériver au milieu des récifs. C'était un navire en bois avec des agrès énormes et la tempête était si violente qu'il fut jeté sur les agrès seul là-dedans - il aurait alors flotté vers le Kirkjusandur qui est une plage toute plate. Tout l'équipage, dans ce cas, aurait survécu. Mais parce que le navire montait dans le sens du flux et que l'ancre s'est fixée, tout s'est fixé. Et c'est pourquoi ils ont tous quitté le bord en essayant de lancer des canots à l'eau, mais ils n'ont pas pu s'éloigner. Des gens ont raconté qu'il y avait des brisements de flots. C'est inexact. Ce que nous appelons brisements de flots c'est seulement lorsque le vent de la mer est très fort.

Il a préféré rester dans la cuisine

– Qu'a-t-on fait du naufragé, quand il était dans la maison ?

– Þórdís a raconté qu'on a d'abord essayé" de lui enlever ses vêtements mouillés mais il tenait ses vêtements refusant de se déshabiller. Dans la cuisine à Straumfjörður il y avait un grand fourneau et il y faisait très chaud à l'intérieur. On l'a amené et Þórdís a chauffé des vêtements de rechange dans le fourneau, puis elle a pris une chemise chaude quelle lui a mis autour du cou et sur sa joue, il s'est laissé déshabiller.

– Il était sans doute très choqué ?

– Il ne savait plus où il était. Il était épuisé et ne pouvait pas comprendre où il était et s'était compréhensible. Et puis, un peu plus tard quand on l'a habillé de vêtements chauds et secs il s'est endormi sur un banc dans la cuisine. Après il préférait rester là, parce que lorsqu'on voulait le mettre dans une autre pièce, il ne voulait pas y rester pendant qu'on le veillait. Il ne mangeait presque rien. On pouvait lui donner un peu de café et de lait mais il vomissait le peu qu'il mangeait. On ne pouvait pas faire autrement que de l'habiller avec les vêtements du père de la famille qui était moins grand que le fils adoptif, bien que Guðjón était assez grand quand même pour l'époque. Le naufragé, lui, était petit et un peu gros et les vêtements n'étaient pas exactement à sa taille. Mais il ne voulait plus porter ses propres vêtements, il est parti donc à Reykjavík portant ceux de Guðjón.

– Combien de temps est-il resté à Straumfjörður ?

– Le jour où il est arrivé, la nuit d'après et une partie du jour suivant.

– Et tu as été l'une des personnes qui l'ont soigné ?

Je connaissais la mélodie de l'hymne national français

– Nous étions là, des femmes, autour de lui faisant notre possible mais bien sûr ça n'était pas grand chose. Il y avait toujours quelqu'un qui le gardait quand il se déplaçait, on essayait de ne pas le laisser à côté de la maison d'où il aurait pu voir les cadavres qu'on retirait de la mer et aussi de l'épave. C'est pourquoi c'était préférable qu'il reste dans la cuisine où il ne pouvait pas voir tout ça. Il a sans doute mal vu parce ses yeux étaient enflés et sanglants à cause du sel de la mer. Mais une fois il s'est mis à la porte et a vu qu'il se passait quelque chose là-bas à Kirkjusandur. À l'instant même un cadavre dérivait vers la plage, là-bas il y avait 3 hommes dont mon mari, qui attendaient qu'il se rapproche pour le repêcher. Le naufragé a chancelé et s'est appuyé à la maison mais au moment où il a aperçu le cadavre il s'est mis à courir et a dévalé la pente, il a sauté dans le sable meuble et de là sur la plage. C'était comme si une force surhumaine l'animait. On m'a expliqué que c'était son oncle qui arrivait là-bas. Le pauvre homme a essayé de dire quelque chose mais personne ne l'a compris. Je sus plus tard qu'il avait expliqué qu'on devait tirer la langue du naufragé pour vider l'eau de mer de son corps. Personne ne connaissait ces premiers soins mais de toute façon c'était trop tard. Et puis il a seulement levé les mains au ciel mais j'ai pris son bras et j'ai essayé de le ramener, il était comme une machine sans volonté. Il m'a semblé qu'il s'affaissait à chaque pas. J'ai pris un chemin de retour moins mauvais pour éviter qu'il passe dans le banc de sable, je n'oublierai jamais combien c'était triste. Il avait vu qu'on tirait un de ses copains de la mer et personne ne pouvait lui dire un mot pour lui expliquer ce qui se passait. Je connaissais un mot de français mais comme dit Tómas Gudmunðsson (dit "le poète de Reykjavík") dans un de ses poèmes excellents : "les cœurs des hommes se ressemblent du Soudan au Grímnes". Je connaissais la mélodie de l'hymne national français et je l'ai chantonné sur le chemin de la maison, et j'ai eu de sa part un regard reconnaissant. Et puis j'ai pu le ramener dans la cuisine et là, il s'est couché sur le banc et n'est plus sorti de la soirée.

Ça n'était pas une assemblée amusante

Le bateau de sauvetage à moteur Ægir

Aegir

– Les cadavres ont été jetés partout sur la plage ?

– Nous les avons vus longtemps à Röstin (le gouffre) parce que tout était tranquille sur cette plage et avec le flux les naufragés sont venus les uns après les autres.

– C'était horrible, n'est-ce pas ?

– Ça n'était pas une assemblée amusante. Beaucoup de gens étaient là pour recevoir les cadavres quand ils arrivaient sur la plage et faire au mieux de leurs possibilités.

– Ces hommes n'oublieront jamais la photo des cadavres alignés sur la pente ?

– Oui, on les a mis près de Borgarlækur mais je dois dire que pour moi c'était très émouvant de voir cet homme qui a survécu parmi tous les autres.

– Et comment s'est-il porté pendant la nuit ?

– Le bâtiment de garde Ægir, était là devant et aussi le 1er pilote, Guðmundur Guðjónsson, c'était son nom je crois, un très brave homme. Il pouvait parler un peu en anglais avec le naufragé et il a essayé de s'en occuper comme il a pu. Quand on a préparé les lits, on a fait dormir le naufragé dans une chambre près de la salle de séjour et le pilote y a dormi afin de surveiller ses mouvements. En effet l'homme était très souffrant et on pouvait s'attendre à ce qu'il tombe gravement malade pendant la nuit. Ce pilote était très attentif et très gentil.

Le rôle de la maîtresse de maison

– On a eu beaucoup de travail à Straumfjörður ces jours-là ?

– Il y a une chose qui me semble pas assez soulignée dans les récits qui existent sur l'accident du Pourquoi pas ? c'est le rôle de la maîtresse de maison à Straumfjörður. Le jour même du naufrage, beaucoup de monde est arrivé à Straumfjörður mais ils sont, pour la plupart, retournés chez eux le soir. Mais le jour suivant de nombreux hommes sont venus et il est probable que plus de 40 personnes ont déjeuné là. Il n'était pas facile pour une femme isolée en 1936 de recevoir tout ce monde là, des gens du pays et des étrangers, et de leur offrir de la nourriture et du café, c'est pourtant ce que  a fait.

– Elle était une femme très énergique ?

La maitresse de maison

– C'était une femme fantastique. Quand les gens se sont couchés, le soir de l'accident, il restait les vaches à faire et Þórdís est sortie le faire. Je l'ai accompagné pour porter la lanterne, le bruit de la mer était terrible. Nous n'avons fini que le lendemain et les jours suivants nous avons dû faire du pain. Nous n'oublions rien. Quand nous nous sommes demandées comment faire pour nourrir tous ces gens, nous n'avions pas de réfrigérateur garni. Elle a proposé quelques conserves mais nous avons vu tout de suite que cela ne serait pas suffisant pour tout ce monde. J'ai donc téléphoné chez moi le matin suivant puisque j'avais dormi à Straumfjörður le peu qu'on avait dormi, avant que mes garçons ne soient partis, parce que je savais qu'ils voulaient venir au prochain reflux aider là-bas. J'ai demandé à ma belle-soeur de rassembler toutes les boîtes de viandes en conserve que nous avions et de les envoyer là-bas. C'est ce qu'elle a fait. Nous avions suffisamment de pomme de terre et de rhubarbe. Je me souviens très bien que les pommes de terre bouillies remplissaient un grand seau et la bouillie de rhubarbe 2 grands seaux. À ma connaissance, ça n'a pas été écrit dans l'histoire.

 

Þórdís Jónasdóttir

Équipage bateau de sauvetage à moteur Ægir

Comme s'il dormait

Islandais

– Les hommes qui sont venus à Straumfjörður étaient tous venus pour aider au sauvetage ?

– Le lendemain matin est venu un groupe d'hommes d'abord pour sauver tout ce qui avait été rejeté sur la plage la nuit précédente. Et puis est venu le médecin, Ingólfur Gíslason, qui a essayé de parler avec le naufragé mais ça n'a rien donné. Ingólfur a dit que son français n'était pas assez bon. Alors le consul français est venu et avec lui Petur P. J. Gunnarsson qui était lui aussi consul pour les Français, puis des journalistes, Finnbogi Rútur Valdimarsson probablement pour l'Alpýdublaðið (quotidien du parti socialiste) et Árni Óla pour le Morgunbladid (quotidien du parti conservateur). L'équipage du Ægir d'Arkanes est venu également mais il était à Röstin. Tous les hommes sont venus à la maison pour manger. Nous avons essayé de mettre à table le naufragé avec le consul afin qu'il puisse lui parler. Il s'est assis à table avec eux mais un instant après il est parti en courant et a tout vomi. Dans la matinée le consulat français à Reykjavík avait essayé de lui parler au téléphone mais il n'avait pas pu dire un mot, tellement il était mal en point.

Téléphone

– Naturellement le téléphone a sonné tout le temps ?

– Il n'a pas arrêté de la journée. Notre chef de poste téléphonique à Arnarstapi nous avait dit d'utiliser le téléphone autant que nous voulions alors que c'était un poste de 3e zone, dont les heures d'ouverture étaient de 9h à 10h et de 4h à 5h, je pense. On nous a beaucoup demandé si nous avions repêché un homme âgé avec une barbe et des cheveux gris. C'était le Dr Charcot dont ils parlaient. Et quand on l'a trouvé on l'a tout de suite reconnu. Il était échoué près des bergeries de Straumfjörður et il semblait dormir. Je suis venu le voir sur les roches où on l'avait mis d'abord. Tous les hommes semblaient dormir, seul un naufragé avait le pied abîmé, le médecin de bord est même arrivé avec ses lunettes sans les casser. [ ... ]

 

Téléphone de la ferme de Straumfjörður

 

Un incident étrange sur le pont

Obsèques

– Vous étiez invités ?

– Pas moi je suppose que le couple de Straumfjörður et leur fils adoptif étaient invités. Quand je suis arrivée à Reykjavík, Guðjón et Þórdís sont venus me voir et ils m'ont dit que personnes ne pouvaient entrer dans l'église sans autorisation et il m'en a obtenu une. Donc grâce à lui j'ai pu enter dans l'église. La cérémonie était très solennelle et aussi sur le quai du pont à Reykjavík quand on a embarqué les cercueils. Là, un incident étrange s'est produit. Une femme se présenta à nous, que nous ne connaissions pas du tout, elle nous a demandé si nous avions fait quelque chose pour le naufrage. Elle nous a dit s'appeler Jóhanna. Le couple a répondu, moi j'ai écouté.

Kristján Þórólfsson , Þórdís Jónasdóttir, Guðjón Sigurðsson et Ingibjörg Friðgeirsdóttir

 

Puis elle a ajouté : " je  ne suis pas certaine de savoir qui ils sont ces gens, s'ils sont d'ici ou d'ailleurs ..." et puis elle s'est dirigée vers Guðjón et lui a dit : "tu les as repêchés mais il en reste encore deux".  C'était vrai. Plus tard deux cadavres se sont échoués à Straumfjörður. Je n'ai jamais revu cette femme mais il semblait qu'elle en savait plus long que cela - c'est certain.

Salutations à un Français et salutations de la France

funéraille des victime du naufrage du Pourquoi-Pas ?

– Tu m'a dit que Þóra Fridriksson avait joué un rôle dans cette histoire et que tu as fait sa connaissance.[ ... ]

Dr Charcot, et comme je savais qui elle était et quelle avait joué un rôle important dans l'histoire des relations culturelles franco-islandaises, je suis allée la voir et lui ait demandé de me rendre service. Soit de formuler les salutations que nous voulions envoyer au naufragé français quand il partirait. Elle avait enseigné le français pendant plusieurs années, avait beaucoup voyagé, et avait également eu un magasin dans Hverfisgata qui s'appelait París si je ne m'abuse. Elle a formulé cette lettre avec beaucoup de gentillesse, et ensuite elle m'a demandé de venir la voir plus souvent et nous sommes devenues de bonnes amies. Quand je venus à Reykjavík alors elle vivait encore, j'allais chaque fois lui rendre visite. Elle m'a demandé de lui raconter plusieurs faits concernant l'accident et bien sûr, je l'ai fait de bonne grâce autant que mes souvenirs me le permettaient. Elle m'a envoyé un écrit à la mémoire du Dr Charcot et un journal en français avec des photos de la cérémonie à paris dans "Notre-Dame".

– Est-ce que tu as entendu parler de Gonidec par la suite ?

– Nous avons reçu de ses nouvelles par le biais de l'ambassade de France plusieurs fois mais j'ai entendu dire qu'il n'aurait plus le courage de revenir en Islande. Il était en mauvaise santé après ça [...]

Funérailles à Paris

 

 

Ingibjörg Friðgeirsdóttir

– Tu viens de me montrer des cadeaux de lui.

– Oui, il m'a envoyé ça de France. La boîte est un souvenir, je crois ? L'image sur le couvercle est maintenant usée et effacée. C'est un costume national, mais je n'ai jamais pu le lire. Le ruban, c'est celui de son bonnet de marin, je crois. Je crois qu'il a envoyé quelque chose comme ça à tous, à Sigrídur Porsteindóttir, la femme qui vivait avec Þórdís et Guðjón à Straumfjörður. Mais le gouvernement français a envoyé quelques marques d'honneurs à ce couple.

– Est-ce que l'accident du Pourquoi pas ? reste dans les incidents de ta vie, le plus mémorable, et aussi chez les gens de Mýrar qui ont été témoins ?

Ingibjörg Friðgeirsdóttir

 

– Je pense que c'est inévitable que de tels incidents restent dans les mémoires des gens. Bien sûr, chacun le ressent différemment, mais ce genre d'incidents marque chacun inévitablement. On dit souvent ici, à Mýrar, que c'est le cimetière des navires mais ça c'est le plus grand naufrage dont je me souvienne depuis que j'habite Hofsstaðir, soit depuis 1927. Même si beaucoup de naufrages ont lieu devant Mýrar, généralement plusieurs vies étaient sauvées.

 

Décorations par la France

 

Kristjàn Þórólfsson

Traduction d'une interview parue dans l'édition du 25 juin 1961 du Morgunblaðið

 

Kristján Þórólfsson et Eugène Gonidec  ©Svanur Steinasson - corsairesdango

« Je n’oublierai jamais cet accident effrayant », dit Kristján Þórólfsson, lorsque je lui ai parlé du naufrage du Pourquoi pas ?. Kristjan est le fils adoptif d’un fermier de Straumfjörður et ce fut leur lot de sauver l’unique rescapé et de ramasser les corps qui furent jetés sur le rivage comme des troncs d’arbre. Même si un quart de siècle s’est écoulé depuis le naufrage, tout le monde en garde un souvenir bien vif en France et connaît l’histoire du docteur Charcot qui fut d’ailleurs un des plus grands savants français de cette époque et qui fut presque considéré comme un héros national à cause de sa personnalité hors pair et pour ses exploits scientifiques. Cinq colonnes à la deux dans le Morgunblaðið, le 17 septembre 1936. Titre : Le naufrage de Charcot. Le navire de recherches océanographiques d’expéditions polaires fait naufrage ; 33 personnes noyées. Un seul homme se sauve sur un radeau, 30 cadavres ont déjà été découverts, et le communiqué commence ainsi : 33 hommes ont péri quand le navire de recherches océanographiques Pourquoi Pas ? a fait naufrage hier matin sur le récif Hnokki, situé au large de Straumfjördur à Myrar. Tous les hommes de l’équipage, excepté un seul, ont péri ; parmi eux le célèbre savant J. Charcot, qui pendant des années a navigué sur ce navire pour des expéditions de recherches océanographiques dans les régions polaires. Le navire est parti d’ici mardi dans l’après-midi à destination de Copenhague. Selon les renseignements que l’on a pu comprendre de l’unique rescapé : « le navire serait arrivé à l’ouest de Garðskagi lorsque la tempête s’est levée. Là il aurait rebroussé chemin pour chercher un abri. Mais à cinq heures et demie mercredi matin, le navire s’est brisé contre un récif. Immédiatement l’eau a envahi le navire et la chambre des machines, ce qui a provoqué une explosion dans la chaudière et dès lors le navire fut en perdition ».

 

journal du 17 septembre 1936

 

Kristján Þórólfsson et Eugène Gonidec

 

Le seul survivant avait les yeux brûlés par le sel

Plus loin on parle du marin qui fut sauvé, Eugène Gonidec : « Ce qui le gênait le plus, c’est qu’il avait les yeux brûlés par le sel de la mer à tel point qu’il était devenu presque aveugle. » Et le samedi 19 septembre, le reporter du Morgunblaðið raconte sa rencontre avec le Français : « Il portait des vêtements qu’on lui avait prêtés à la ferme et qui lui étaient trop grands car il était petit, mais assez fort et large d’épaules. Il était tête nue et ses cheveux s’agitaient au vent. En apercevant le consul français, il se mit à sangloter et à trembler d’émotion. Ses premiers mots s’étranglèrent dans sa gorge, mais il se remit vite et commença à raconter en gros comment le naufrage avait eu lieu. A plusieurs reprises il s’embrouilla et son récit fut incohérent.

Ce n’était pas étonnant puisqu’il venait d’échapper à un péril mortel et y avait perdu tous ses camarades d’un coup ! Il était évident et bien compréhensible qu’il n’était pas entièrement lui-même. » Le reporter ayant reçu des renseignements plus exacts, sait maintenant qu’il n’y avait pas 33 morts mais 39. Et l’article du Morgunblaðið continue « Étant devenu un peu plus calme, le Français nous a conduit à l’endroit où gisaient ses camarades. C’était une petite pente couverte d’herbes, à l’abri. Ici étaient couchés 22 corps couverts d’une toile. Le consul français demanda à Gonidec de citer leurs noms et il fut à nouveau bouleversé. » Aujourd’hui nous étions en route vers le lieu du naufrage. Kristján a dit : « Le naufrage du Pourquoi pas ? s’est gravé dans ma mémoire et je ne l’oublierai jamais. Pendant que j’habitais Straumfjörður il y a eu quatre naufrages, mais les autres furent un jeu à côté de ce malheur affreux».

 

Le mât du Pourquio-Pas ? ©Savanur Steinerssson-corsairesd'ango

Le matin du naufrage il y avait une tempête qui venait du sud mais qui plus tard a tourné au sud-ouest. Je me sentais cette nuit là, sans rêves, sans craintes. Pour une raison que je ne pourrais expliquer, je me suis pourtant réveillé une heure plus tôt que d’habitude ; une sorte de prémonition peut-être. Je sortis avec mon beau-père pour examiner le temps. Mais quelques minutes nous suffirent pour comprendre qu’un naufrage terrible avait eu lieu et nous avons aperçu un trois-mâts barque à la dérive vers la côte. Au bout de deux heures il était englouti, sauf les mâts qui restèrent hors de l’eau jusqu’au lendemain. Le mât arrière resta debout pendant trois jours mais fut alors brisé par une tempête. Je n’ai pas souvent invoqué Dieu, mais en voyant le navire, je me suis tout de suite rendu compte de ce malheur terrible et inconsciemment, ou plutôt en proie à une peur affreuse, j’ai dit : « Que Dieu nous ressource.».

Nous avons vu le navire s’engloutir. Lorsque nous l’avons aperçu pour la première fois, je crois que c’était au moment où il a heurté le récif. Mais quand nous eûmes atteint la partie sud de l’île, il était déjà arrivé à l’endroit où plus tard il a disparu. Selon toutes les apparences, ils ont du lâcher les ancres immédiatement en réalisant le danger et Gonidec nous a informés qu’en heurtant le récif et en voyant la mer agitée tout autour, ils avaient cru que la côte était tout près et avaient craint d’atterrir sur les rochers et de briser le navire en miettes. Pour ces raisons ils ont cru qu’il valait mieux retenir le navire par les ancres. Lorsque nous avons aperçu le navire, la proue était tournée au vent et donc l’ancre devait avoir atteint le fond, autrement le navire serait allé à la dérive vers la côte et peut-être là nous aurions vu une autre fin.

 

Mâture du Pourquoi pas ? avant le naufrage

 

Cramponnés sur la passerelle

Echelle ©Svanur Steinarsson-corsairesdango

J’ai vu le navire tout d’abord tout à fait hors de l’eau, qui venait lentement vers la terre ; c’est à dire autant que le permettait la chaîne de l’ancre. Après quoi il commença à s’engloutir. A ce moment là seulement deux milles marins les séparaient de la terre et je crois que le navire aurait pu atteindre la côte si l’ancre s’était détachée. D’après les renseignements de Gonidec, il y avait encore beaucoup d’hommes à bord à ce moment et huit ou neuf s’étaient sauvés sur un radeau, mais il s’est disloqué et six hommes ont réussi à grimper sur la passerelle et s’y sont cramponnés. La passerelle allait à la dérive vers la terre avec ces hommes mais ils s’épuisèrent en route et glissèrent dans l’eau tous sauf un seul. Ce dernier disparut quand la passerelle fut tout près de Höllubjarg. Je suis persuadé que Gonidec restait le seul en vie quand je l’ai aperçu pour la première fois 400 mètres au sud de Höllubjarg.

L'échelle decoupée à laquelle s'est accroché Eugène Gonidec

 

Il avait perdu connaissance, était à moitié couché sous l’échelle, s’y accrochait de la main droite, et avec la gauche se tenait la tête. Il se souvenait de peu de choses de ce qui s’était passé entre la dérive de la passerelle et son réveil dans le lit chez nous. Pourtant il était conscient quand il est arrivé à proximité de Höllubjarg. Il a lâché la passerelle en me voyant sur le rocher et se laissait aller à la dérive se servant seulement de la ceinture de sauvetage, jusque dans une crique rocheuse qui s’appelle Hölluvör et se trouve au nord-ouest du rocher. S’il avait atterri dix mètres plus à l’est, il se serait assommé sur les rochers. Mon beau-père et moi n’avons rien aperçu en cherchant les naufragés dans le lames ; mes jumelles n’étaient pas en très bon état. Nous avions aperçu la passerelle et l’avions suivie des yeux mais n’avons pas vu signe de vie dessus. Nous avons cru que c’était un débris.

« Il n’y a rien à voir ici » a dit mon beau-père, « il vaut mieux que j’aille mettre un bateau à notre disposition au cas où ça pourrait servir ». Restant là tout seul, j’ai vite commencé à croire que tout l’équipage avait péri parce qu’il était presque impossible d’atteindre la terre par une pareille tempête et au milieu des récifs. Mais, qu’est-ce ? Je sursaute. Assurément il y avait un signe de vie sur la passerelle. Je l’ai examinée avec mes jumelles et aperçu Gonidec dériver sur les lames. Je n’ai plus penser à autre chose qu’à ce seul homme. Il fallait que je le sauve coûte que coûte. La passerelle a atterri à Helluvör et j’ai couru de toutes mes forces. Tout d’un coup, il m’est venu à l’esprit qu’il vaudrait mieux que je demande du secours de chez moi et je suis donc remonté pour voir si je ne voyais pas des gens et j’ai eu le chance d’apercevoir près des maisons, une femme que j’ai pu avertir et qui est arrivée au moment où je tirais le Français hors de l’eau. Je lui dis : « cours chercher mon père et demande lui de m’aider à rentrer ce monsieur, je suis épuisé ».

Le sauvetage fut très pénible. Les lames étaient énormes, la crique rocheuse profonde et dangereuse, et il fut difficile de tirer Gonidec à terre. Quand j’eus attrapé sa main, une vague m’a entouré et englouti. Quand j’ai été dans la mer, nous nous sommes accrochés par les mains et nous nous sommes laissés glisser jusqu’au fond de la crique. Là il y avait de nombreux débris de bois et je crois que cela nous a sauvés en diminuant les coups les plus durs ; autrement nous aurions pu être assommés sur les rochers. J’ai saisi le rocher et avant que la vague suivante nous ait attaqués comme un animal sauvage, je l’ai traîné au sec et là nous sommes restés couchés. Toutefois ce fut avec une peine immense que je réussis à le traîner à terre parce qu’il était très fort et plutôt lourd, bien qu’il fut petit et de plus il était trempé par la mer. Un peu après le sauvetage mon beau-père est arrivé et à ce moment j’étais à genoux à côté de lui et essayais de comprendre ce qu’il murmurait, mais bien sûr en vain, parce je ne comprends pas la langue française et encore moins le murmure français. En route vers la maison, il a dit quelques mots et nous avons compris qu’il ne voulait pas que mon père le porte sur le dos et donc il a fallu que nous le portions à nous deux.

Les larmes de Gonidec

La  ferme

Quand la maison est apparue et que Gonidec l’a aperçue, il a crié de joie et ce ne fut qu’à ce moment là qu’il essaya de marcher tout seul. Un peu plus tard nous étions dans la cuisine. Là nous attendait ma belle-mère qui a soigné Gonidec de son mieux. Nous l’avons déshabillé mais il a protesté quand nous avons voulu ôter son tricot de corps, je ne sais pas pourquoi. Alors on a chauffé ses sous-vêtements en laine dans un four et on les a mis contre sa joue. En sentant la chaleur il a cessé de protester et a enlevé son tricot de corps lui-même. Ensuite on le coucha sur un divan dans la cuisine. Le Cognac était une chose « rare » à cette époque, mais toutefois on en a trouvé une petit goutte qui nous a bien servi.

Le ferme de Straumfjörður

 

Nous lui avons donné du café très très fort et du Cognac, ce qui l’a ressuscité et il nous a pris dans ses bras et embrassés à ne jamais nous lâcher. Depuis j’ai une confiance sans limite dans le Cognac. Mais je n’avais plus le temps de m’occuper de lui et je suis sorti avec mon beau-père pour sauver ceux qui pourraient être amenés jusqu’à terre par les lames.

 

Corps des naufragés du pourquoi-Pas ?

Peu de temps après, nous avons trouvé les premiers corps ; ceux du médecin et d’un peintre qui était à bord et le troisième fut celui du Docteur Charcot. Son corps a été trouvé à Ólafsvík. Quand il n’y eut plus de corps rejetés sur la page devant chez nous, nous sommes allés en bateau au sud du fjord pour chercher les corps qui seraient là. Il nous est arrivé de trouver 8 corps à la fois qui avaient dérivé au sud du fjord. Je me sentais mal à l’aise, c’était macabre de regarder ces visages blêmes frappés par la mer et je souffrais de voir de jeunes garçons en proie à un destin pareil ; j’avais 18 ans moi-même. Nous avons ramené 22 corps à terre et les avons couchés sur une pente qui est située juste au sud de la ferme et là ils sont restés jusqu’à ce qu’on les transportés à Reykjavík deux jours plus tard.

 

Les corps des naufragés, avec le Dr Charcot au premier plan

 

Je n’avais pas de peine à marcher parmi les corps, même tout seul le soir je n’avais pas peur. Il le fallait aussi les deux soirs qu’ils sont restés là parce qu’il y avait les moutons à surveiller dans les pâturages et, en allant le soir, je devais passer à côté des corps de mes amis français. Cela ne m’effrayait point. Ce ne fut qu’après qu’on les ait transportés que j’ai senti une sorte de frayeur en passant par là et je n’aimais pas être seul. Je sentais un vide en moi, la même sensation que j’ai eue en regardant disparaître dans la mer le dernier mât ; une sensation de vide ou de macabre, difficile à définir, mais qu’on puisse appeler ça de la peur ; pourtant je ne sais pas. J’ai pensé que la raison pour cela pourrait être que mon chien, ce bon et fidèle ami, a été effrayé un peu le soir après leur transport à Reykjavík. Notre chemin passait par Borgarlaekur-inn, et tout d’un coup le chien a commencé à hurler à la mort, mais je n’ai rien vu. Il n’était pas bête. Je ne crois pourtant pas qu’on puisse dire que le lieu soit hanté, bien que j’ai aperçu quelque chose qui aurait pu être des revenants, près de la ferme. Cela n’a rien d’étonnant tellement il y avait d’os et de parties de corps qui ont été trouvés sur la côte, et tout ça a été enterré dans une fosse commune. Mais j’ai vu très peu de chose, quelques revenants, c’est tout. Je n’aime pas en parler. Cet événement m’a rendu plus mûr. Avant le naufrage, je n’osais pas regarder un mort ; mais après y avoir été obligé si brusquement par le destin, ça ne me faisait plus rien. Ce calme inoubliable, cette lumière sur leurs visages m’a fait du bien. J’avais l’impression que leur lutte contre la mort les avait rendus heureux. Gonidec se sentait bien après son réveil, mais en voyant ses camarades, il pleura comme un enfant.

 

 

 

Rapport de M. Albert Zarzecki, Consul de France à Reykjavík

 

Albert Zarzecki, Consul de France à Reykjavík

« Le Pourquoi pas ? avait pris ses dispositions pour quitter Reykjavík, le mardi 15 septembre, au lever du jour. La veille, une forte tempête, qui se prolongea jusqu’au milieu de la nuit, laissa prévoir que le départ serait retardé ; mais le vent étant tombé, le 15 au matin, et les indications de baromètre étant favorables, le Docteur Charcot, et le Commandant Le Conniat décidèrent de lever l’ancre, à 13 heures, à destination de Copenhague. À 13 heures, nous nous trouvions, ma femme et moi, au bout de la jetée qui limite le port, d’où nous échangeâmes des signaux d’adieux avec le  Pourquoi pas ?, sur la passerelle duquel se trouvaient, avec le Docteur Charcot et le Commandant Le Conniat, les autres membres de la mission, Messieurs Laronde, Devaux, Jacquiert, Badeuil et le Docteur Parat. Le ciel était couvert, mais le temps et la mer calmes.

À 17 heures, je recevais du navire un radiotélégramme émis à 15 heures 30. Ce message ne permettait pas de supposer qu’il y eut à bord quelque chose d’anormal, ce qui me fut confirmé, par la suite, par le maître-timonier rescapé.

Vers 17 heures 30, le vent s’éleva à Reykjavík, augmentant de force d’heure en heure.

Le 16 septembre, vers 9 heures 15 du matin, je recevais de la part d’une employée du télégraphe, nièce de la présidente de l’Alliance Française, un coup de téléphone me disant que, d’après une rumeur qui commençait à se répandre, le Pourquoi pas ? avait, à l’aube, fait naufrage sur la côte Ouest d’Islande...

M. Albert Zarzecki

 

Le bateau de sauvetage à moteur Ægir venait de partir d’Akranès vers les lieux du sinistre, où il était arrivé vers 9 heures 30. D’autre part, les autorités locales donnaient l’ordre au garde-côtes (ndlr : portant également le même nom) Ægir, à ce moment à Reykjavík, de se porter immédiatement au secours du Pourquoi pas ? et il quittait le port à 9 heures 50. En même temps, l’aviso Hvidbjörnen, qui s’était mis à l’abri dans le golfe de Borgarfjörd, se rendait d’urgence sur les lieux. Par téléphone, je priais le médecin du District de Borgarnes de partir pour la ferme du Straumfjörður.

Le Pourquoi pas ? avait fait naufrage sur un rocher situé entre 2.000 et 3.000 mètres au large de cette ferme. C’est une région des plus dangereuses de la côte islandaise, bordée de récifs, et où furent perdus corps et biens, deux chalutiers en 1906, un vapeur en 1926, et un chalutier en 1930.

Aussitôt renseigné sur l’emplacement exact où s’était produit le malheur, je téléphonais à la ferme du Straumfjörður et appris, vers 11 heures, qu’un marin français vivant mais évanoui, avait été recueilli sur un rocher...

Quelques instants plus tard, le fermier annonçait la découverte de dix corps que, malgré tous les efforts tentés, il avait été impossible de ranimer.

Vers midi, le rescapé ayant repris connaissance, je pus l’avoir au bout du fil. Il me dit être le maitre-timonier Gonidec, naufragé du Pourquoi pas ?. Malgré tous les doutes que je m’efforçais encore d’entretenir sur l’identité du navire, il me fallut bien, à ce moment, abandonner tout espoir d’erreur.

[...]

M. Pjetur Gunnarsson, trésorier de l'Alliance Française

Rien de plus ne pouvant être tenté de Reykjavík, je décidais de partir pour le lieu du naufrage, laissant ici mon adjoint en vue d'assurer ma liaison avec le Département, le Gouvernement Islandais et toutes les autorités. M. Pjetur Gunnarsson, trésorier de l'Alliance Française, s'offrit de m'accompagner et je fus fort heureux de l'emmener. Il m'a été d'un grand secours.

[...]

Il fallut donc [...] parcourir en automobile et à cheval, par des chemins mauvais et détrempés, une distance de 130 à 140 kilomètres. Ce n’est que le 17, à 14 heures, que le but put être atteint. 

Chemin faisant, nous avions longé une plage où, sur plus d’un kilomètre, la marée avait laissé, en se retirant, des épaves du Pourquoi pas ? : bouées, ceintures de sauvetage, échelles, tables et sièges brisés, quelques caisses de conserve, un canot en pièces, etc.

En raison des difficultés de transport, il n’était pas possible de songer à ramener quoi que ce fût, mais au retour, je demandais au Préfet de Borgarnes, de vouloir bien faire rechercher et transporter à Reykjavík, lorsque la chose serait faisable, tout ce qui serait trouvé en fait de documents et d’instruments de bord.

Pjetur Gunnarsson

 

Nous trouvâmes, à Straumfjörður, le maitre-timonier Gonidec, entièrement remis, ainsi que le médecin qui était venu de Borgarnes. À proximité de la ferme, avaient été étendus côte à côte et recouverts de bâches, les vingt-deux corps recueillis. Comment exprimer la tristesse causée par le spectacle de ces hommes que nous avions vus, deux jours plus tôt, vivants et heureux de rentrer en France ? Plusieurs d’entre eux avaient des plaies, causées vraisemblablement par des chocs contre les épaves où les rochers, tandis que d’autres, tel le docteur Charcot, paraissaient endormis ; le docteur Parat, une plaie à la tête, avait encore ses lunettes intactes.

[...]

Au large, les mâts du Pourquoi pas ?, à marée basse, avaient tout-à-fait disparu, et il n’y avait plus aucun espoir de retrouver un homme vivant.

[...]

Au cours de cette tempête, qui dura près de quatre jours, on eut à déplorer, dans les mers d’Islande, la perte d’une soixantaine d’hommes, au nombre desquels le Pourquoi pas ? a eu, hélas, la plus large part. »