Découverte du Château-Margaux

Récit

 

L’APPEL

Jeudi 15 avril 2004 vers 22 h 30 la sonnerie du téléphone me sort de ma torpeur.

- Bonsoir René, c’est Stéphane, je ne te dérange pas ?

- Euh ! Non, non …

- J’ai un ami pêcheur qui a perdu son mouillage sur une croche au large de Dieppe. Pourrais-tu aller voir et essayer de le récupérer ? Sans problème, tu sais bien que nous sommes toujours friands de ce type d’informations car elles nous permettent de découvrir de nouvelles épaves.

- Et elle est loin cette croche ?

- Environ 25 milles dans le nord de Dieppe sur un fond de 40 m environ. »

- Evidemment ce n’est pas tout près mais l’avantage en Manche c’est que la profondeur n’augmente pas beaucoup avec la distance contrairement à la visibilité.

- C’est d’accord, si la météo est bonne on s’y rendra ce W.E.

Ce n’est pas la première fois que nous rendons ce genre de petit service à nos amis pêcheurs et même si leurs mouillages sont bien souvent restés accrochés sur des épaves déjà recensées nous avons toujours l’espoir d’en découvrir de nouvelles, connues d’eux seulement, car ils sont plutôt discrets sur ce type d’ information.

Parfois pour remercier, ils sortent de leur poche un vieux morceau de papier noirci sur lequel ils ont griffonnés les coordonnées d’une croche ou deux. J'e n’ai toujours pas compris comment ils pouvaient conserver tous ces bouts de papiers chiffonnés au fond de leurs poches.
Le Saint-Simon, le Yatagan, le Néro, le Normandie, le Niagara, le Hardy, l’Heimdall…. Toutes ces épaves que nous n‘aurions jamais eu l’occasion de découvrir sans leur précieux concours.

Grâce à eux nous pouvons assouvir notre passion et retracer l’histoire des ces navires engloutis et de leurs équipages.

 

L’EXPEDITION

Samedi 17 avril au petit matin, rendez-vous avec Dominique Mazier et Stéphane Novick pour aller rechercher le mouillage.

Après une heure et demie de trajet nous arrivons sur site et repérons assez facilement la croche à l’aide du sondeur et grâce à la précision du point GPS que l’on nous a transmis. Un bien bel écho qui nous laisse espérer une heureuse découverte.

Pendant notre immersion, Stéphane assurera notre sécurité en surface. La visibilité n’est pas très bonne. 3-4 mètres tout au plus à cause du gressin (particules en suspension) très abondant à cette époque de l’année.

Moins 42 m, nous arrivons sur un amas de tôles et de poutres enchevêtrées et savons apprécier notre chance d’être peut-être les premiers à plonger sur cette épave. Impossible d’en profiter pleinement pour le moment car il nous faut trouver le plus rapidement possible ce fameux mouillage.

15 minutes se sont déjà écoulées et toujours rien en vue. L’épave nous parait importante mais nous n’arrivons pas à en faire le tour car par deux fois nous repassons au même endroit. Pas facile de s’orienter avec aussi peu de visibilité quand enfin nous tombons nez à nez avec le mouillage. « Un vrai coup de bol » me dis-je en commençant à dégager l’ancre enraguées dans les tôles. Le temps de renvoyer le tout vers la surface avec le parachute et la plongée est terminée.

Impossible de rester plus longtemps au fond sans prendre le risque d’être à court d’air aux paliers. Ils nous faut donc retourner sans traîner à notre mouillage et remonter sans tarder. Le fil d’Ariane que nous avions précautionneusement déroulé nous y ramène aisément..

Une fois à bord la satisfaction est générale, mouillage récupéré et nouvelle épave au tableau de chasse. Il ne nous en fallait pas plus pour nous récompenser de nos efforts. Stéphane nous interroge : « Alors, comment c’était ? »

Dominique n’a aperçu qu’une coque de navire qui semblait être retournée quand à moi le fait de chercher des yeux le fameux mouillage, a éclipsé totalement ma vision de l’épave. J’étais totalement incapable de décrire ce sur quoi j’avais plongé.

Il faudra y retourner le plus vite possible, la fièvre des chasseurs d’épaves nous ayant saisie et ne pouvant retomber que par l’administration du seul remède efficace : l’immersion.

 

L’EXPLORATION

Dimanche 25 avril

De retour sur le site en compagnie des plus fidèles compagnons de plongées, Hélène Vallette, Olivier Gentil, Gérard Bonin, Prisca Marester et Stéphane qui n’avait pas eu l’occasion de la plonger samedi dernier, nous allons employer les gros moyens pour pouvoir faire le tour de l’épave à coup sur, son éloignement ne permettant pas de s’y rendre aussi souvent et facilement que l’on voudrait.

A -40 m l’utilisation du scooter sous-marin s’avère alors d’une grande utilité en nous permettant de nous déplacer sans effort et sans consommation d’air excessive si précieux à cette profondeur.
La visibilité n’excédant pas 8 m nous permet cependant de nous orienter avec facilité.

Une faune abondante et insouciante s’active au-dessus de l’épave. Apparemment ils n’ont pas l’habitude des visiteurs. A part les éternels tacauds, nous apercevons de nombreux bars, vieilles, lieus et morues de belle taille. Les congres toujours aussi impressionnants à cette profondeur dorment tranquillement dans des tuyaux calibrés à leur mesure. Beaucoup de crustacés également tout aussi costauds comme on n’en voit qu’au large. Une véritable oasis au milieu d’un désert de sable.

Nous nous appliquons à observer méticuleusement les différents éléments que nous rencontrons au cours de notre périple. Tout d’abord les chaudières facilement identifiables et au nombre de quatre, bien alignées les unes à coté des autres mais disposées latéralement et perpendiculaires à l’axe du navire ?

Un pont en teck légèrement surélevé et encore bien conservé. J’imagine aussitôt les transats avec leurs occupants prenant un bain de soleil sur le spardeck.

Puis vient une longue rangée de hublots, encore solidement fixés sur le bordage couché à plat en travers de l’épave confirmant qu’il transportait certainement des passagers. Nous butons ensuite sur une énorme structure s’élevant verticalement de plusieurs mètres au-dessus du sable mais que nous escaladons aisément d’un coup d’impulsion du scooter . Nous sommes sur la poupe, facilement reconnaissable à sa forme arrondie et à la présence de la mèche du gouvernail qui traverse le pont inférieur parfaitement conservé. Nous basculons alors en pleine eau nous laissant couler vers le fond en suivant le safran d’une taille impressionnante et apercevons en contrebas l’hélice toujours en place.

Nous pouvons nous glisser aisément entre ses pales et l’étambot, ce qui procure toujours un plaisir immense chez le plongeur d’épaves et qui est souvent proportionnel au rapport de taille hélice/plongeur, puis nous nous laissons remonter tranquillement le long de la coque qui nous surplombe d’au moins 8 bons mètres, en suivant nos chapelets de bulles qui glissent le long de la paroi.

Quels moments merveilleux ! Un plaisir toujours renouvelé dans ce type de plongée mais trop rare en Manche, les épaves étant bien souvent écrasées, ensablées avec assez peu de dénivelé.

Demi-tour vers l’avant en suivant le bordage tribord identifiable à présent et qui laisse apparaître entre des tôles disjointes les deux cylindres d’une imposante machine à vapeur au milieu de l’épave. Sans aucun doute un moteur compound.

 

L’INTRUS

A l’aplomb du plus imposant des 2 cylindres un objet insolite pour l’endroit attire notre attention. Une ancre à bascule de grosse dimension repose dans l’épave juste en bordure et est positionnée perpendiculairement à la coque du navire comme pour l’accrocher, les maillons de sa chaîne disparaissant dans le sable ?

Nous savons par habitude que sous l’eau les objets volumineux et lourds restent figés dans leur dernière posture au moment de l’impact au sol et c’est ce qui nous intrigue. Etrange de trouver une pareille ancre à cet endroit et dans cette position, mais bon il y aura encore bien d’autres mystères à éclaircir.

Nous poursuivons notre prospection vers l’avant du navire et ne rencontrons aucune super structure en place. Tout est effondré, au sable, totalement enfoui. Puis à nouveau une masse sombre se dessine et remonte en pleine eau. C’est la proue ou plutôt ce qu’il en reste. Un coqueron de belle taille couché lui aussi sur tribord avec son guindeau encore fixé sur le pont et la chaîne de l’ancre bâbord sortant de son écubier pour aller disparaître quelques mètres plus bas dans le sable. Le bateau avait sans doute mouillé une ancre avant de sombrer.

Mais le temps défile et il nous faut regagner notre mouillage. Au passage je ramasse une petite pièce métallique sur laquelle je crois deviner quelques inscriptions. Elle est posée sur le sable et ne demande qu’à être emportée. On verra bien ce que c’est là-haut.

25 minutes de palier à 6 & 3 mètres, voilà la facture, mais nous avons suffisamment d’air pour payer l’addition. Tout va pour le mieux et chacun peut lire dans les yeux éblouis de son compagnon de palanquée la superbe plongée qu’il vient de vivre.

 

LA DECOUVERTE

Une fois à bord du bateau le débriefing permet de mettre les choses à plat :

- Unité d’environ 80 m de long pour 12 m de large

- 4 chaudières cylindriques sur bâbord

- 1 moteur compound ne faisant pas plus de 800 CV couché sur tribord

- 1 pont en teck et une longue rangée de hublots

- 1 hélice quadripale d’environ 6 mètres de diamètre

- 1 ancre à bascule, posée sur tribord perpendiculairement au navire au niveau du moteur.

- 1 petite pièce métallique en bronze

 

Je pense dans un premier temps que nous sommes en présence d’un paquebot transmanche. Le Seaford peut-être dont l’histoire est bien connue à Dieppe car il effectuait le service Dieppe-Newhaven.

Il a coulé par abordage avec le Lyon en 1895 , mais plus près des côtes anglaises me semblait-il ? Et cette ancre. A quoi pouvait-elle bien servir à cet emplacement et dans cette position ? Dans l’immédiat nous lui donnerons le nom du bateau du pêcheur qui y a croché, ce qui est parfois la coutume pour quelques épaves non encore identifiées.

Nous retournons sur Dieppe encore tout émerveillé de cette nouvelle journée que nous venons de passer ensemble.

 

UN BON CRU

Ce fut quelque temps après que ce produisit le déclic.

Quelques années auparavant j’avais consulté au centre culturel Jean Renoir de Dieppe le « Relevé chronologique des naufrages sur le littoral maritime de la région de Dieppe entre 1852 et 1927 ». On pouvait y trouver inscrit la date, le nom du navire et les causes du naufrage. C’est ainsi que je pu retrouver la trace de plusieurs d’entre eux dans les journaux locaux de l’époque. Sophie-Virginie, Alexandra, Ernestine, Victoria, Château-Margaux, Seaford, Hardy, Yatagan, Gloire à Marie, …

Je me souvenais d’avoir lu pour l’un d’entre eux qu’à la suite d’une collision, une ancre du navire abordeur était tombée sur le pont du navire abordé et faute de pouvoir la récupérer sans risquer de couler également, il l’avait abandonné en coupant sa chaîne.

Je retrouvais rapidement mes notes pour constater qu’il s’agissait de la collision entre le Château-Margaux et le Manora en avril 1889. Pour moi l’affaire était entendue. On venait de plonger sur le Château-Margaux.

Mes amis un peu dubitatifs me demandèrent comment je pouvais affirmer une telle chose.

« Je n’en sais rien, c’est juste une intuition. Et puis il y a l’ancre ! C’est un peu court, je l’avoue, mais bon… » Il ne me restait plus maintenant qu’à le prouver.

 

SOUVENIRS DE TUNISIE

Par un concours de circonstance incroyable, Dominique m’avait apporté quelques mois auparavant certains éléments et ceci de façon tout à fait fortuite.

J’étais alors en train de préparer activement une expédition au Cap Bon et me documentais sur les épaves coulées dans le secteur.

Il me fit parvenir un document très intéressant sur la "rota dela morte" (route de la mort ) dans lequel il était clairement expliqué le piège que constituait le détroit de Sicile et la presqu'île du Cap Bon en Tunisie pour les navires alliés ou ennemis de la W.W.II (World War 2 – Seconde Guerre Mondiale) qui cherchaient à ravitailler réciproquement Malte ou les troupes de Rommel en Libye.

A la fin de la revue (Revue Maritime de Mai 1949) il y avait un autre article très bien écrit sur la Compagnie Bordelaise de Navigation à Vapeur dans lequel l'histoire des navires de cette compagnie était relatée.

Château-Lafite, Château-Léoville , Château-Margaux, Château-Yquem, la « Wine Line » comme l'appelait les américains à l'époque. Une bonne description des caractéristiques du Château-Margaux y était inscrit ainsi que le nom du chantier de construction : Les Chantiers et Ateliers de la Gironde à Bordeaux.

Une rapide comparaison des différents éléments en ma possession laissait tout de même planer une grosse incertitude sur mon affirmation. J’y trouvais plusieurs contradictions dont deux éléments rédhibitoires :

La longueur : 117 m de long pour 80 m estimé : Aie ! 37 mètres de différence, même avec l’incertitude de l’estimation, c’était beaucoup trop pour être le Château-Margaux si il mesurait effectivement 117 m.

La puissance : 2.800 cv pour 800 estimé : Ouille ! Idem, car m’intéressant tout particulièrement aux machines marines, il n’est pas besoin d’être un grand expert pour s’apercevoir que le moteur qui gisait par -40m de fond ne pouvait pas développer 2800 chevaux. 800 était vraiment un maximum.

Pour les chaudières cylindriques au nombre de 8, vu que les 4 aperçues étaient bien cylindriques et situées sur bâbord on pouvait supposer que les 4 autres se trouvaient sur tribord.

Les autres indices correspondaient mais c’était un peu léger pour prétendre être sur le bon navire : Largeur, moteur compound, transport de passagers.

 

LES RECHERCHES

Malgré ces contradictions ma certitude persistait. Cette ancre au bon endroit et dans la bonne position était une signature de l’abordage, et l’aspect générale du navire m’incita à persévérer dans cette voie.

Je trouvais un premier encouragement dans le Journal de Rouen du 30 avril 1889 où on faisait mention d’une machine de 625 Cv confirmé par la suite dans le devis d’armement retrouvé au SHM de Cherbourg.

Un autre indice tout aussi important se révéla lors du nettoyage de la petite pièce métallique : « BORDEAUX » La ville de construction du Château-Margaux.

Une vérification d’importance s’imposait également car c’était l’élément qui avait fait tilt ! L’ancre du Manora. A cette époque les paquebots possédaient généralement des ancres à jas mobile comme ceux du Château-Margaux. Les ancres à bascule étaient tout à fait récentes et avait fait leur apparition pour la première fois à l’exposition de Philadelphie en 1876, puis furent principalement employées par l’Amirauté Britannique à partir de 1887, deux ans seulement avant l’abordage (merci Internet).

C’est là qu’intervient mon ami Anthony Lalouelle, un crack de l’iconographie.

 

LE DECLIC

Mais restait à résoudre la principale énigme : la longueur. Après plusieurs recoupements la longueur de 117 m s’avérait être la bonne longueur. C’est là que ça coinçait. J’avais la certitude d’être en présence du même navire mais qui avait raccourci de 30 bons mètres. Insolvable .Il fallait me résigner à suivre d’autres pistes.

C’est en pleine nuit que la solution m’apparut (oui, les chasseurs d’épaves cogitent beaucoup la nuit) et avec elle l’espoir d’avoir identifié dès les premières plongées le Château-Margaux.

Avec l’habitude j’arrivais à estimer la longueur des épaves à la palme avec une relative bonne précision : +/- 10 m selon les circonstances et la visibilité.

Mais ce jour là, « bon sang, mais c’est bien sûr ! » j’étais en scooter. L’effort produit pour se déplacer sur l’épave n’est plus du tout le même et celle-ci de raccourcir dans mon estimation sans que j’y prenne garde.

Une nouvelle excitation m’envahie alors (c’est incroyable comme peuvent être excité les plongeurs d’épaves !). Impossible de me libérer l’esprit avant d’avoir pu vérifier ma théorie. Il faut y retourner. Samedi prochain si la météo le permet.

 

LA REVELATION

Samedi 9 août 2004 avec mes inséparables compagnons de plongées et muni cette fois d’un bon décamètre nous reprenons la direction du… supposé Château-Margaux.

Après avoir mouillé correctement sur l’épave, Prisca, toujours à mes cotés dans ces moments là m’accompagne pour m’aider dans les relevés. Le décamètre accroché à l’extrémité de la poupe se déroule lentement au rythme de notre palmage.

Nous en profitons pour relever les positions du moteur et des chaudières, et constatons avec satisfaction qu’ il y en a quatre aussi sur tribord, puis nous continuons notre traversée ; 60-70-80m l’espoir grandi au fur et à mesure que l’épave s’allonge, puis 90-100 m mais l’inquiétude nous gagne car nous n’apercevons toujours pas la proue. 110 m, enfin sa forme se dessine devant nous. Je tends le ruban de nylon et je le plaque à l’extrémité de la proue encore intacte : 118 m, superbe !

Obtenue dans de telles conditions nous ne sommes pas précis au mètre près. Mais cette fois ci, c’est sûr, nous la tenons.

 

UN SIXIEME SENS

J’avais eu ce pressentiment dès mes premières plongées d’être sur le Château-Margaux, mais point la certitude. Aujourd’hui c’est chose faite car, par la suite toutes les indications relevées sur l’épave ont confirmé notre identification.
Les plans du navire conservés au SHM de Vincennes nous ont été d’une précieuse utilité.
La maquette exposée au musée d’aquitaine de Bordeaux, également.

Peut-être qu’un jour on trouvera son nom inscrit sur un morceau de vaisselle, mais ce qui fut pour moi assez extraordinaire de vivre dans cette aventure c’est d’avoir eu immédiatement cette sensation d’être sur le bon navire sans l’avoir jamais vraiment recherché.

Le Château-Margaux reposait tranquillement au fond de la mer dans l’indifférence générale depuis 115 ans et un petit groupe d’amis l'ont réveillé. Mais à ce jour je reste toujours persuadé que c’est plutôt lui qui nous a appelé !

 

René Tamarelle - 30 juillet 2007

 

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